En gros il fallait écrire une nouvelle, peu importe la longueur et le thème, pourvu qu'elle ait une chute étonnante.
Je n'avais prévu qu'un seul prix pour un seul gagnant, car je pensais faire un bide monumental et me retrouver avec un podium incomplet (imaginez si j'avais prévu trois prix et qu'il n'y avait eu que deux participants... Solitude.)
Mais devinez quoi ! Quinze personnes ont participé ! C'est juste énorme ! Du coup, le choix a été difficile, mais j'ai fini par trancher :
Nicolas A., tu es l'heureux gagnant avec ta nouvelle extrêmement complète, bien rédigée et qui m'a littéralement emportée ! Félicitations !
Voici une fanfare virtuelle pour fêter ça.
Cependant je n'oublie pas les autres participants, pour quand même montrer que vous avez bien bossé, voici les liens qui mènent à leurs nouvelles (qui sont toutes géniales). Et en prime un commentaire personnel pour chacun de leur texte.
[Avertissement : Les avis dans les commentaires sont purement subjectifs. C'est à dire que je ne me considère pas comme un grand auteur ou un prof qui corrige des rédactions, je vous donne juste mon impression globale sur ce que j'ai lu.]
Un grand merci à vous tous ! Je ne sais pas si j'organiserai un autre concours après celui-ci, c'est fort probable mais il ne sera pas pour tout de suite.
Et je vous laisse avec la nouvelle du gagnant ! A très bientôt !
(Attention, sa nouvelle est super longue. Mais elle est passionnante !)
La malédiction de l’enfant
Par Nicolas A.
C’est après son compte‐rendu que je me suis rendue à l’évidence. Ce n’est pas lui, ni les autres qui pourraient m’aider, je le sais. Il n’existe qu’une seule personne capable de s’occuper de moi désormais.
Ce n’est pas très plaisant de recevoir une mauvaise nouvelle de la part d’un médecin. Moi, personnellement, ces gens m’ont toujours foutu la trouille. Pourtant, ce ne sont que des êtres humains, comme moi. C’est incroyable, quand même, les effets de la peur. Car quand on y réfléchit, ce n’est pas l’homme en blouse qui est effrayant, mais son diagnostic dont on ignore tout. Surtout si, tout comme moi, on souffre d’une maladie grave depuis le berceau, sans qu’aucun médecin ne parvienne à décider du mal qui me ronge.
Des docteurs, j’en ai vu passer, oh que oui. Des grands, des petits, des hommes, des femmes, des sympathiques, des imbéciles… Et malgré ces diversités, ils se veulent tous rassurant. Je ne compte même plus les fois où on m’a promis que tout irait bien, qu’ils finiraient par mettre un nom sur ma maladie… mais jusqu’à présent, aucune des promesses qu’ils m’ont faites n’a été tenue. Et en voyant la tête du médecin qui se tient devant moi,
regardant ses papiers comme s’ils annonçaient la fin du monde, ce n’est pas aujourd’hui que
ça va changer.
Celui‐là, je le connais bien. C’est le médecin qui me suit depuis toute petite. C’est presque comme un deuxième papa pour moi : il essaie de prendre soin de moi, de me rassurer, de m’aider… toujours avec le sourire. Mais pas aujourd’hui. C’est bien ça qui m’effraie : déjà que quand il a le sourire, c’est pour me dire d’essayer un nouveau traitement, ou bien de passer un autre séjour à l’hôpital pour des tests… j’ai l’impression d’avoir passé plus de temps dans une chambre d’hôpital que dans ma propre chambre, et aujourd’hui, il arbore un air grave en regardant ses papiers… et moi qui attend sa sentence en tremblant comme une feuille guidée par le vent…
Ces papiers, là. C’est le résultat de mes dernières analyses suite à mon dernier traitement. Vu qu’il s’agit d’un homme capable de déterminer l’état de santé d’une personne en un clin d’oeil, je pense avoir raison en étant un peu effrayée.
Là‐dessus, il se met à me parler. Franchement. Sans passer par des formules rassurantes comme d’habitude. Il m’annonce que le traitement a échoué, que ma maladie a encore plus évolué, et qu’il ne reste que peu de chance de trouver un autre moyen de me soigner. Il a beau dire qu’il ne faut pas désespérer, qu’il n’est pas encore trop tard pour essayer me sauver, qu’il faut continuer de se battre… moi, j’ai bien compris ce que ça veut dire. Le combat est terminé.
Je m’appelle Esther, j’ai 18 ans, et je suis condamnée.
J’ai toujours eu la peau blanche d’une personne décédée. Au moins, je ne ferais pas peur à ceux qui viendront me voir le jour fatidique. Regardez ça, je me mets à parler comme Lucie.
Lucie ? C’est mon amie d’enfance. En fait, nous sommes nées le même jour, et nos mères étaient dans la même chambre d’hôpital, donc forcément, ça créé des liens. Des liens plutôt solides, puisque nous sommes encore amies 18 ans après.
Une amie, oui… une amie qui me répond «Merde !» quand je lui dis «Bonjour !», en ajoutant «Ben quoi ? Ça au moins, c’est sincère !» ; une amie qui ne cesse de me traiter d’idiote et de m’appeler «Rouquine» à longueur de journée ; une amie qui ne m’offre jamais de cadeau le jour de notre anniversaire ; une amie qui m’a donné une claque le jour du nouvel an pour l’avoir serrée dans mes bras ; une amie qui m’a si souvent fait du mal, qui m’a fait pleurer de si nombreuses fois, une amie qui m’oblige à faire des choses bien souvent malhonnêtes, en me menaçant si jamais je refuse… sombre tableau, vous devez commencer à vous demander où est l’amitié là‐dedans, n’est‐ce pas ? Et bien, c’est vrai que Lucie est une garce méchante et malpolie, sans scrupules ni limites, mais c’est aussi la seule personne sur Terre à me voir comme quelqu’un de normal. Je ne me sens pas faible à ses côtés.
Lorsque vous portez votre maladie jusque sur votre visage, et qu’elle vous ronge tellement que le moindre effort physique, ou même le moindre rassemblement d’une foule autour de vous, suffit à vous faire tomber dans les pommes, les gens qui vous entourent ne vous voient que comme une pauvre petite chose fragile qu’il faut protéger. Le seul sentiment que je peux espérer inspirer aux autres, c’est la pitié. Mes parents ont beau
essayer de faire comme si de rien n’était, je sens la pitié dans leurs yeux, dissimulée derrière leur chagrin évident de ne rien pouvoir faire pour moi. Ce n’est pas le cas de Lucie. Le chagrin, la pitié… elle ne connait même pas ces mots‐là. C’est vrai qu’elle me bouscule et qu’elle m’insulte… mais c’est pour me stimuler, pour pas que je ne me laisse abattre par ma maladie, pour que je vive comme une personne normale, pour que je continue la lutte. Et rien que pour ça, je lui en serais éternellement reconnaissante.
Lucie, elle n’a pas son pareil pour me stimuler. Et bien souvent, je ne comprends pas pourquoi elle fait telle ou telle chose à mon encontre. Il me faut un certain temps pour réaliser qu’elle essaie en fait de m’aider. Ce qui n’est pas très étonnant, vu que c’est un véritable génie.
En effet, cette fille doit avoir un cerveau de la taille d’une métropole. Je suis sans arrêt bluffée par ses déductions. On ne peut quasiment rien lui cacher, même avec tous ses efforts. Elle voit tout, elle analyse et comprend tout. Et du coup, elle anticipe tout ! Je la retrouve toujours là où j’ai décidé d’aller, même si je ne lui en ai pas parlé ! De plus, elle arrive toujours à obtenir ce qu’elle veut, même si c’est complètement fou. Et je pense qu’elle peut tout faire. Absolument tout. Y a qu’à voir ce qu’elle a déjà accompli !
Lucie est une spécialiste de la chimie. D’ailleurs, son père est un chimiste réputé, qui a découvert beaucoup de choses dans ce domaine. Mais Lucie explose tous les records : son appartement est un véritable laboratoire. Il y a des produits chimiques et des ustensiles partout ! Elle peut passer plusieurs jours d’affilés sans dormir parce qu’elle travaille sur une expérience ! Et elle réussit tout ce qu’elle entreprend, c’en est presque effrayant ! Elle a notamment réussit à créer un produit capable de dessouler quelqu’un en quelques instants (elle ne le garde que pour son usage personnel, bien entendu !), ou un autre qui permet de réveiller quelqu’un instantanément en lui faisant avaler, et qu’elle n’arrête pas d’utiliser sur moi quand je m’évanouis, malgré le fait que je lui ai dit que je ne voulais pas qu’elle fasse ça (ça fait un mal atroce à la gorge !), et je pourrais vous en citer d’autres ! Et elle n’a que 18 ans, la bourrique ! J’ai l’impression qu’aucun problème n’est insoluble pour elle ! Aucun problème…
C’est elle qui me dissuade d’aller voir les médecins pour ma maladie. Elle n’a jamais eu confiance en eux. J’ignore pourquoi, d’ailleurs. Il ne me semble pas qu’elle ait eue une expérience traumatisante avec eux, et pourtant, elle continue de les traiter de charlatans qui vampirisent l’argent des gens. Elle prétend que ce qui les intéresse, c’est juste la maladie, et non pas l’être humain qui la porte, que je ne suis qu’une énigme pour eux. Elle m’a assurée que la seule chose qu’ils sauront faire pour moi, c’est me fanfaronner le chant de l’espoir, mais qu’ils ne sauront jamais comment me guérir. Je ne suis pas d’accord avec elle. Du moins, je ne l’étais pas avant aujourd’hui.
Elle m’a si souvent proposé de la laisser s’occuper de moi, en me disant qu’elle pouvait me guérir les yeux bandés… j’ai bien sûr toujours catégoriquement refusé. Elle n’est pas médecin, et ses produits, même s’ils fonctionnent, sont expérimentaux. C’est beaucoup trop dangereux, lui répondais‐je. Mais aujourd’hui…
Ça fait 18 ans que des médecins compétents s’acharnent à essayer des traitements pour me guérir, sans aucun résultat. 18 ans qu’ils me promettent la guérison, 18 ans qu’ils essaient de déterminer ce que j’ai, tout ça pour m’annoncer qu’il est peu probable que je m’en sorte. Est‐ce qu’il serait temps de laisser une chance à la fille qui, malgré le fait qu’elle ne soit pas médecin, a toujours voulu prendre soin de moi, à sa manière peu commune ? À celle qui peut rivaliser avec l’impossible ? Elle m’a toujours maintenu qu’elle en savait un rayon sur la chimie du corps… pourrait‐elle être la personne qui peut me soigner ?
Ai‐je vraiment quelque chose à perdre, de toute façon ?
Le médecin me propose un nouveau séjour à l’hôpital. Sans hésitation, je refuse. Je ne lui laisse pas le temps de répliquer. Je me lève et je m’en vais voir mon amie, pour prononcer ces mots qu’elle a toujours rêvé d’entendre de ma part.
Mais j’hésite encore, sur le chemin de son appartement. Et si je me trompais ? Et si elle accélérait les choses au lieu de les ralentir ? Et je fais quoi, moi, si elle bluffait ? Mais pourquoi elle aurait bluffé, de toute façon ? Non, elle veut vraiment me voir guérir. Je le sais. Je le sens. Pourquoi tant d’acharnement sur moi, sinon ? Je pense, je pense… et je me retrouve devant son immeuble en un rien de temps ! J’ai un petit sourire en regardant la fenêtre de son appartement, au 4ème étage. Elle est toujours fermée, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Je ne pense pas qu’elle l’ait ouverte depuis qu’elle est là.
Comme d’habitude, je prends l’ascenseur. Les escaliers me fatiguent. Pourquoi je dis ça, moi ? TOUT me fatigue. À l’école, j’ai toujours été dispensée de sport. Je devais me contenter de regarder les autres s’amuser à faire bouger leur corps sans risque de tourner de l’oeil. Que voulez‐vous que je fasse, déjà que j’arrive à peine à tenir un cours en entier dans la même salle sans m’effondrer sur ma table…
Wow, je suis déjà devant sa porte ? Ah, ben oui : je suis bien au 4ème au fond à gauche. Et c’est bien sa porte, pas de doute. C’est la seule avec un panneau de sens interdit, accompagné de cette phrase : «Inutile de frapper, je ne vous ouvrirais pas. Sauf si c’est Esther ou si c’est pour du pognon.». Elle aura un jour des ennuis avec le propriétaire, mais elle s’en fiche. Elle dit que la vie n’est intéressante qu’en prenant des risques, sinon «On s’emmerde !», pour reprendre ses mots très délicats.
Je veux frapper à sa porte. Mais ce n’est pas aussi facile que je l’imaginais. Mon bras ne semble pas vouloir obéir. Il n’y a rien à faire, j’hésite encore. Et c’est encore la peur qui me fait hésiter. La peur de l’inconnu. À l’hôpital, je savais à quoi m’en tenir, à force d’y aller. Là, c’est différent. Qu’est‐ce qu’elle a prévu de me faire subir ? Son sadisme naturel sera‐t‐il plus fort que son intention de me soigner ? Ça sera douloureux, ou ça sera juste une fiole à boire, comme pour sa mixture de réveil forcé ?
Apparemment, toutes ces questions n’empêcheront rien, car je vois la poignée qui se tourne toute seule, et la porte s’ouvrir.
Je peux voir à ses yeux qu’elle a compris la raison de ma visite. Ça ne m’étonne pas : elle a toujours été plus douée qu’une voyante. Pas besoin de mots, nous nous sommes comprises rien qu’en nous regardant. Du coup, elle repart à l’intérieur, laissant la porte ouverte. Je la suis, en baissant mon bras que je n'avais pas encore baissé depuis tout à l’heure, à cause de la surprise.
C’est comme d’habitude : il y a toujours une odeur infecte dans cet appartement. Ça sent un peu tout : les produits chimiques, la transpiration… son arsenal de chimie est posé sur un établi, près de la fenêtre fermée. Elle utilise une lampe de bureau pour s’éclairer. Elle ne connait la lumière naturelle que parce qu’elle est obligée de sortir dehors pour aller au lycée, sinon elle vivrait avec cette seule lampe toute l’année.
C’est toujours le bazar par terre : des vêtements, des tâches de toutes les couleurs… le mot «ménage» ne doit pas faire partie de son vocabulaire non plus. C’est toujours pareil… Sauf cette table d’examen qui traîne au milieu de la pièce… et puis cet attirail juste à côté… un attirail familier…
« C’est quoi, tout ça ?
‐ Et ben, tu es venue ici pour quoi, andouille ?
‐ Attend… c’est un cardiogramme, ça ?! Mais… comment tu… ?!
‐ Ce n’est pas ce qui nous importe. Déshabille‐toi et allonge‐toi. »
Vous voyez ? Elle savait que j’allais venir pour me faire soigner. Je ne sais pas comment elle s’y prend, mais elle sait toujours ce que j’ai l’intention de faire, c’est incroyable. Et puis elle ne fait pas les choses à moitié : une table d’examen et un cardiogramme… qu’elle a probablement volés, d’ailleurs. En temps normal, je lui aurais demandé si elle n’est pas complètement folle, mais là… je suis trop stressée pour lui faire la leçon.
J’obéis donc sans rien dire. J’enlève ma chemise et je m’allonge. Elle a dû sentir que je n’étais pas rassurée, car elle me dit :
« Tu te doutes bien que ça ne sera pas comme à l’hôpital ? Si je t’ai harcelé de me laisser prendre les choses en main au lieu d‘aller perdre ton temps à l’hôpital, ce n’est pas pour faire comme eux.
‐ Oui, bien sûr, je me doute… mais, sans aller jusqu’à hurler de terreur, j’avoue de j’ai quand même un peu la trouille…
‐ Inutile. La peur n’évite rien et ne résout rien. C’est le sentiment le plus absurde qu’on puisse ressentir. T’inquiètes pas, tata Lucie va bien s’occuper de toi, Rouquine. En plus, ça sera pas long. »
Elle retourne du côté de son établi. Ce n’est peut‐être pas les meilleures paroles de réconfort que j’ai entendues, mais ça me rassure un peu… jusqu’à ce que Lucie revienne avec une grosse seringue remplie d’un liquide inconnu.
« Attend, attend ! Qu’est‐ce que c’est que ça ?!
‐ À ton avis, patate ? C’est ton traitement, mis au point par mes soins.
‐ Mais… tu as dit que ça ne serait pas comme à l’hôpital ! Pour l’instant, je ne vois aucune différence !
‐ Pour le moment, peut‐être pas. Mais contrairement à l’hôpital, tu auras franchis une marche sur l’escalier de la guérison en sortant d’ici, au lieu de rester sur le palier. Tiens‐toi tranquille, maintenant, ou je te gaze. »
Oui, elle a toujours été délicate. Vu que l’idée de me faire gazer n’est pas très séduisante, j’essaie de me calmer, du mieux que je peux. Mais je me sens trembler quand même. Ce n’est pas un problème pour Lucie : elle se saisie de mon bras avec une telle poigne qu’elle réussit à l’empêcher de trembler. Elle a toujours été forte, physiquement. À 7 ans, elle a réussi à casser la figure à un grand qui n’arrêtait pas de m’embêter. Grand que je n’ai jamais revu par la suite, d’ailleurs…
Elle met un élastique autour de mon bras et me plante sa seringue dans le bras sans réelle délicatesse. Je ne la sens presque pas : je suis habituée, maintenant. On m’en a injecté, des produits… là, c’est différent. D’habitude, après injection, j’attends patiemment dans mon lit d’hôpital, en espérant qu’il se passe quelque chose. Là, en revanche, j’ai peur de ce qu’il pourrait arriver…
« Ça y est, tu peux partir.
‐ …pardon ? Qu’est‐ce que tu dis ?
‐ J’ai fini l’injection, tu peux t’en aller à présent.
‐ Euh… t’es pas sérieuse, là ?
‐ J’ai l’air de plaisanter, là ? Casse‐toi d’ici, j’ai d’autres choses à faire, figure‐toi !
‐ Mais… et le cardiogramme, alors ?
‐ C’était juste pour ne pas te dépayser ! Mais maintenant, si tu veux rester plus
longtemps, pas de souci ! »
Elle sort une seringue dix fois plus grosse que l’autre.
« J’ai des tas d’idées d’expériences malsaines ! Mais c’est comme tu veux…
‐ Mais… je comprends pas…
‐ Rien de surprenant, de ce côté‐là…
‐ Je… je vais guérir, là ?
‐ Bien sûr. Est‐ce que, par hasard, tu douterais de moi ?
‐ Non, bien entendu, mais…
‐ Ce n’est pas parce qu’un problème est complexe que la solution l’est aussi ! Ça fait des mois que je te casse les oreilles avec ça. Tu m’as fait confiance, et tu as eu raison. Tu vas guérir, maintenant. Reviens demain pour une autre injection. D’ici là, ne reste pas dans mes pattes. Allez ! Ouste, la Roukmoute ! »
Prise de court, je me rhabille, je sors de son appartement, puis de l’immeuble, en essayant de réaliser ce qu’elle vient de dire.
Je vais guérir. Aucun médecin que j’ai croisé ne m’a jamais affirmé ça avec autant de conviction. Je vais guérir. Avec juste des injections. Moi qui me faisais de la bile sur ce qu’elle allait me faire… du coup, je me fiche totalement du produit qu’elle vient de m’injecter. Je me sens… légère. On dirait qu’un poids vient de disparaître. Je vais enfin pouvoir faire du sport, circuler dans des foules, être perçue comme quelqu’un de normal…
Je suis heureuse ! Et c’est à Lucie que je le dois. Je vous l’avais dit que c’était une amie, une vraie !
Je ne peux m’empêcher de sourire, de sautiller. Peu importe ce que pensent les gens que je croise. Je vais guérir et je suis heureuse. Plus rien d’autre ne compte.
JE VAIS GUÉRIR !!
C’est presque trop beau pour être vrai. Pourtant, c’est bien réel. Dans les rêves, on nage, on flotte, on fait ce qu’on veut. Là, je suis obligée de sautiller pour essayer de flotter. Et du coup, je m’agite tellement que je m’essouffle assez vite. Je m’arrête un instant, pour reprendre mon souffle… et du coup, je réalise que… je ne suis pas encore guérie. Ce n’est pas encore fait. Et si jamais ça ne marchait pas ? Non, impossible. Lucie réussit tout ce qu’elle entreprend. Ça serait quand même fort qu’elle rate quelque chose qu’elle me clame depuis des mois ! J’ai confiance en son potentiel.
Mais… où est‐ce que j’ai atterri ? Je me suis tellement laissée emporter par la joie que je n’ai pas regardé où j’allais. Bizarre, je ne connais pas cet endroit. Pourtant… je m’y sens chez moi. C’est vrai ! Regardez tous ces arbres qui respirent la joie de vivre ! Leur feuillage s’agitant au rythme de cette petite brise d’été qui me caresse le visage… et toutes ces fleurs ! Elles sont si belles ! J’en n’ai jamais vue des comme ça ! Jamais… pourtant, j’habite ici depuis des années…
Je regarde autour de moi. Personne. Pas la moindre trace d’une présence humaine. Je suis au coeur d’une forêt que je n’ai jamais vue… devant moi, des arbres et des fleurs à perte de vue. Derrière moi, la même chose. Pas un seul bruit, si ce n’est le bruit des feuilles agitées par le vent…
Je commence à prendre peur. Comment j’ai pu me perdre à ce point dans cette ville que je connais si bien ? Et entrer dans une forêt sans m’en rendre compte ? Et cette absence de bruit… il fait jour, et je n’entends rien. Pas de voiture, pas de conversation, pas de travaux… juste le chant du vent.
« EH OH !! Y A QUELQU’UN ? »
Mais personne ne répond. Crier comme ça m’a vidée de toute énergie, je m’effondre sur le sol pour respirer. Je me suis perdue… dans un endroit qui dépasse mes rêves, c’est certain, mais perdue quand même… pourtant, c’est étrange. J’ai vraiment l’impression d’être chez moi. Est‐ce grâce à tous ces arbres et ces fleurs que j’affectionne tant ? Je ne sais pas. Je suis perdue… chez moi. Je ne comprends pas.
Le mieux, c’est de prévenir quelqu’un que je me suis perdue. Comme ça, on pourra venir
me récupérer, et ça en sera fini. Sauf que…
Je ne trouve pas mon portable. J’ai beau fouiller dans mes poches, rien. J’étais pourtant sûre de l’avoir sur moi… j’espère ne pas l’avoir égaré, ou pire… c’est avec une terrible impression d’être délaissée et vulnérable que je vais devoir me débrouiller toute seule, à présent…
Puis, soudain, j’entends quelqu’un marcher. Je lève aussitôt la tête, et je découvre… un enfant. Un petit garçon, une petite fille ? Je l’ignore. Il ou elle a un capuchon noir sur la tête. On dirait qu’il m’observe. Je me relève et lui demande :
« Bonjour ! Qui es‐tu ? Tu t’es perdu, toi aussi ? »
L’enfant ne répond pas. Il m’observe. Pour être franche, il commence à me faire peur. Mais c’est peut‐être lui qui a peur de moi, après tout. J’essaie d’avoir une démarche assurée et je viens vers lui.
« Comment tu t’appelles ? Moi c’est Esther. Je me suis perdue en venant ici. Est‐ce que… euh… tu connaîtrais le chemin qui mène à la ville ? »
L’enfant reste silencieux. Du coup, je ne sais pas quoi faire. Est‐il perdu ou non ? Connait-il le chemin de la sortie ? Je ne peux pas le laisser comme ça…
« Tu n’as pas à avoir peur. Je ne te ferais pas de mal. Tu peux me faire confiance ! »
L’enfant continue de me regarder. Visiblement, il est aussi perdu que moi. Je me relève.
« Viens, suis‐moi. Je vais essayer de partir de ce côté. Je finirai bien par atterrir quelque part, de toute f…
‐ Je connais la route. »
Je sursaute. C’est une voix de petite fille qui vient de sortir du capuchon. Mais pas une voix effrayée, une voix assurée. Une voix qui me rappelle un peu Lucie, sauf qu’elle, elle m’aurait laissée là en me disant de me débrouiller pour sortir.
« Tu… tu connais la route ?
‐ Oui. Je connais la route à suivre pour te conduire chez toi.
‐ Ah bon ? Tu sais où j’habite ?
‐ Oui. Tu veux bien me laisser te guider ?
‐ Et bien… avec joie, oui. Tu ne veux toujours pas me dire comment tu t’appelles ? »
Elle tend son petit bras et me répond :
« Viens. Suis‐moi. Je vais te montrer la route à suivre. »
Sans réfléchir, je prends sa main et me laisse guider.
On marche pendant très longtemps… et le décor ne semble pas vouloir changer. Je trouve ça étrange… comment j’ai pu rater un endroit aussi magnifique et aussi grand ? À moins que…
« Excuse‐moi, mais est‐ce que tu sais où nous sommes ?
‐ Tu aimes cet endroit ?
‐ Pardon ?
‐ Est‐ce que tu aimes cet endroit ?
‐ Euh… oui, je le trouve beau et apaisant, mais…
‐ Moi aussi. Alors, est‐ce que c’est important de savoir où ça se situe ? »
Je ne sais que répondre. C’est vrai que dans un sens, quand on se sent bien quelque part, ça n’a pas une grande importance de savoir où c’est. Mais d’un autre côté, c’est quand même crucial de savoir où on est. Ne serait‐ce que pour savoir comment rentrer chez soi ! Mais je préfère ne pas répondre. Cette enfant… je ne sais pas quoi en penser. Je la trouve trop mature pour son âge. Et surtout très étrange avec son capuchon. Je ne sais rien d’elle, et je me laisse guider. Sans réfléchir.
« Qui es‐tu ? Où sont tes parents ? »
Mais elle ne répond pas.
« Pourquoi tu ne veux pas me dire ton nom ? Tu peux me faire confiance, je te jure ! »
Mais elle se contente de me guider en me tenant la main. Après tout, si elle ne veut pas me dire comment elle s’appelle, peu importe. Du moment qu’elle me fasse rentrer chez moi.
On marche, on marche… et on n’arrive nulle part. Pourtant, le décor semble évoluer. La clarté…. elle a grandement diminué depuis tout à l’heure. Les arbres, les fleurs… je ne ressens plus leur joie. C’est comme s’ils étaient indifférents, voire même… tristes. Et le vent… il ne chante plus. On dirait une sorte de râle… est‐ce la peur qui change ma perception des choses ? Je l’ignore. Pourtant, je ne me sens plus chez moi par ici.
« Tu es sûre que c’est par ici ? Parce que ça fait un moment qu’on marche quand même…
‐ Oui, ne t’inquiète pas. Laisse‐toi guider.
‐ Oh, mais je me laisse guider, rassure‐toi… je ne fais que ça ! Mais comme la clarté
diminue, j’ai l’impression qu’on s’enfonce dans la forêt… avoue qu’il y a de quoi se poser des
questions ! »
On continue de marcher… je commence à fatiguer. On marche depuis des heures, chose que je suis incapable d’endurer en temps normal. On marche lentement, c’est sûr, mais on marche sans interruption. On voit de moins en moins… j’ai même l’impression que la petite fille a grandi depuis tout à l’heure… mes pieds me font un mal de chien… et les arbres… on dirait qu’ils n’ont plus de feuilles. Les fleurs semblent fanées… il fait trop sombre, je suis trop fatiguée… mais je perçois leur tristesse, c’est certain. Le vent, lui, il hurle. Il me vrille les tympans…
« Dis, on pourrait pas faire une pause ? Je commence à fatiguer…
‐ Surtout pas. Je dois te guider.
‐ On n’est pas obligées de s’arrêter pendant des heures, tu sais. Juste 5 petites minutes…
‐ Non. On ne peut pas se permettre de s’arrêter. »
Là, elle commence vraiment à me faire peur. Je suis à bout de force, et elle veut me faire marcher encore ? Je ne suis pas d’accord.
« Et ben peut‐être qu’on ne peut pas se le permettre, mais moi j’ai dit qu’il fallait que je
fasse une pause ! Alors… »
J’essaie de me dégager de sa main, mais elle est beaucoup trop forte ! Une force effrayante… ou c’est moi qui suis trop faible ? En tous cas, j’ai beau tirer, je n’arrive pas à me dégager. Et elle, elle poursuit son chemin, comme si de rien n’était.
Là, j’ai vraiment peur. Je continue de lutter, mais rien à faire.
« Inutile de lutter. Tu vas t’épuiser pour rien. On a encore beaucoup de chemin à faire. »
Là, c’est sûr : cette petite fille ne veut pas mon bien. Je suis sûre qu’elle ne me ramène pas chez moi, qu’elle me fait une mauvaise blague.
« Qui es‐tu ?! Qu’est‐ce que tu cherches à faire ? À m’épuiser totalement, c’est ça ? »
Soudain, la petite fille s’arrête. Elle lâche enfin ma main. Je m’écroule de fatigue, à terre.
Terrorisée, mais harassée.
« Je veux juste te guider, c’est tout.
‐ C’est tout ?! Tu m’interdis de faire une pause alors que je suis au bord de l’épuisement ! Qu’est‐ce que ça veut dire, hein ?! C’est une blague, c’est ça ?!
‐ Je t’emmène à un endroit où tu seras libre. »
Ces dernières paroles me coupent le sifflet.
« Quoi ? Mais… qu’est‐ce que tu entends par là ?
‐ Je te guide vers ta liberté.
‐ Mais… tu me ramènes chez moi, n’est‐ce pas ?
‐ Bien sûr. Chez toi. Ton véritable chez toi.
‐ Comment ça, mon véritable chez moi ? Qu’est‐ce que ça veut dire ? Mon véritable chez moi, c‘est chez mes parents ! C’est bien là que tu m’emmènes ? »
Elle fait «non» de la tête. Sa réponse me glace le sang. Je ne comprends rien.
« Mais… où est‐ce que tu me guides, alors, depuis tout à l’heure ?!
‐ Chez toi.
‐ Mais… tu viens de me dire que… »
Mais je n’ai pas le temps de finir ma phrase. Elle reprend ma main et me lève de force. Quelle poigne pour une petite fille ! Petite… c’est étrange, je la voyais plus petite que ça, tout à l’heure…
Je suis toujours aussi fatiguée. Je tiens à peine sur mes jambes.
« Mais… qu’est‐ce que tu fais ?
‐ On continue.
‐ Mais je suis épuisée !! Laisse‐moi me reposer ! »
Mais elle commence à marcher. Je suis contrainte de la suivre, sinon, elle me traînerait derrière elle !
« Laisse‐moi tranquille ! Qui es‐tu ?! Et où m’emmènes‐tu ? Qu’est‐ce que ça veut dire «l’endroit où je me sentirais libre» ?! Pourquoi est‐ce que tu fais ça ?! D’où tu viens ?!! »
Mais elle se contente de continuer à marcher en silence, en me tenant fermement la main pour que je ne puisse pas m’échapper. J’ignore pourquoi elle fait ça ni où elle m’emmène, mais c’est clairement un piège. Quel est son objectif ? Elle travaille pour quelqu’un ? D’où elle sort ? Où sont ses parents ?
« Lâche‐moi tout de suite !! Je veux me reposer ! »
Mais elle ne veut pas entendre. Je n’arrive pas à lui faire lâcher prise. Je suis terrassée, je sens mes dernières forces me quitter… et personne n’est là pour me venir en aide…
« T…tu veux me tuer, c’est ça ? »
Elle s’arrête à nouveau. N’en pouvant plus, je m’effondre à terre. J’ai l’impression que mes poumons sont en feu. Ma gorge me fait mal à force de tenter de retrouver mon souffle. Mon coeur cogne si fort que j’ai l’impression qu’il cherche à s’échapper de ma poitrine. Et elle, elle reste debout, à une hauteur qui me semble disproportionnée par rapport au moment où je l’ai rencontrée, mais il fait si sombre…
Elle me regarde suffoquer, comme s’il s’agissait d’un spectacle.
« Je te guide vers ta liberté, c’est tout.
‐ Tu n’arrêtes pas de dire ça ! Qu’est‐ce que ça signifie, à la fin ?! Pourquoi tu me forces à marcher alors que j’en peux plus ?
‐ Tu en as assez de souffrir ?
‐ Quoi ?
‐ Dans ce cas, suis‐moi. Je vais te guider vers la libération.
‐ La libération… de ma souffrance ?
‐ Oui. Suis‐moi.
‐ Non, désolée, mais mon amie s’occupe déjà de moi et…
‐ Elle te fait souffrir comme les autres. Moi, je te guide quelque part où tu ne souffriras plus. Tu choisis.
‐ Hein ? Tu te moques de moi ? Tu me fais bien plus souffrir que Lucie !
‐ C’est un compromis. Mais ça ne durera pas. Une fois arrivée, tu seras libérée de ton mal. Alors ? »
Elle tend sa main vers moi. Je ne sais plus quoi penser. Cette petite fille semble me connaitre. Elle connait aussi Lucie, et elle sait que je suis son traitement. Pourtant, elle semble connaitre un endroit où je serais soignée sans souffrir.
« Pourquoi ne pas me dire qui tu es, et d’où tu viens ? Tu sembles me connaitre. Mais moi, je ne te connais pas.
‐ Je te guide, c’est tout. Inutile d’en savoir davantage. Je vais te libérer de ton mal.
‐ Mais… pourquoi moi ? Il y en a d’autres qui souffrent dans ce monde.
‐ Parce que je suis devenue ton guide. Je remplis mon rôle. Viens, suis‐moi. Je vais te libérer. »
Je suis perdue. Cette petite fille est trop étrange pour moi. Je suis persuadée qu’elle a grandi depuis qu’on est partie dans cette sombre forêt. J’ai toujours peur d’elle. Pourtant… on dirait qu’elle veut vraiment me soigner. Tout comme Lucie. Puis‐je lui faire confiance ? Je n’ai plus la force de marcher… mais si ce qu’elle dit est vrai…
« Comment tu peux être sûre que ça va me guérir ? Personne ne sait ce que j’ai.
‐ Ce n’est pas important. Tu seras libérée de ta souffrance, j’en fais le serment. Suis‐moi, maintenant. Il faut partir.
‐ Mais pourquoi on ne peut pas s’arrêter pour se reposer ?
‐ Parce que nous n’avons pas le choix. Viens. »
Sans trop me demander mon avis, elle me lève de nouveau. Je ne comprends pas ce qu’elle veut dire par «nous n’avons pas le choix». Y a‐t‐il un danger qui nous menace ? Pourtant, je ne perçois pas du danger à l’horizon. Je perçois de la tristesse, c’est sûr, mais aucune menace.
Tout cela me semble suspect, j’ai bien du mal à y croire. Son but n’est pas de me guérir, ça j’en suis quasiment sûre.
Quel que soit son but, elle s’y accroche. Moi aussi, elle m’accroche. Elle m’entraîne avec elle de force. Mais j’ai atteint mes limites depuis bien longtemps. Tout mon corps hurle de douleur.
« Par pitié, arrête ! Si c’est le prix à payer pour arrêter de souffrir, je préfère laisser Lucie faire ! Lâche‐moi, s’il te plait ! »
Bip !
Mais elle me traîne encore. Elle ne veut pas me lâcher, et je n’ai pas la force de lutter.
« Lâche‐moi. »
Elle ne veut rien entendre. Je n’arrive plus à me tenir debout. Mes pieds abandonnent.
« Lâche‐moi ! »
Elle m’ignore. Elle commence à m’agacer. Je tombe sur les genoux.
Bip !
« LÂCHE‐MOI !!!! »
Bip ! Bip !
J’entends ces «Bip !» depuis tout à l’heure, mais je ne sais pas d’où ils viennent, ils sont beaucoup trop faibles. La petite fille ne semble pas les entendre. Arrivons‐nous en ville ? Je n’ai pas la force d’appeler au secours. J’espère tellement que quelqu’un arrive pour m’aider… n’importe qui…
Je suis étendue par terre. Je n’ai plus de force, c’est fini. Pourtant, elle continue de me traîner par terre. Je sens à peine les feuilles mortes me heurter le visage. Je ne perçois plus la tristesse des plantes, je ne sens plus le vent. Même ces «Bip !» sont de moins en moins clairs.
Je me sens quitter mon corps. La fatigue, la souffrance… c’est terminé. Je ne sens plus rien, et personne ne viendra me sauver. J’ignore même si cette petite fille me traîne encore. Je pense à mes parents, qui doivent s’inquiéter pour moi qui suis perdue dans cette forêt. Je pense à leur peine, quand ils apprendront ce qu’il m’est arrivée. Je pense à Lucie, qui a travaillé d’arrache‐pied pour me soigner… et moi, qui suis là, en train d’agoniser à cause d’une inconnue qui a prétendue vouloir m’aider… je me sens mal. Très mal.
Quelque chose s’approche de mon oreille. Je le distingue à peine. Ça sera certainement la dernière chose que je distinguerai. J’entends à peine une petite voix me murmurer :
« Ça y est, nous y sommes. Tu seras bientôt libérée. N’est‐ce pas fantastique ? »
Je comprends qu’il s’agit de la petite fille. De ce démon qui a profité que j’étais perdue et déboussolée pour me pousser à bout, au‐delà mes limites…
Bip…
De ce prétendu guide qui n’a pas écouté quand je lui ai dit que j’étais fatiguée, et qui a fait tant de mystères pour m’entourlouper…
Bip !
De ce poison en capuchon qui m’a traînée, et traînée encore derrière elle jusqu’à l’épuisement !
BIP !
Une rage comme je n’en ai jamais ressentie jaillit alors. Subitement, je sens à nouveau le vent qui fouette mon visage, j’entends de nouveau les arbres et les fleurs, qui hurlent de colère aussi. Je sens une nouvelle force m’envahir, suffisante pour me relever.
Elle est là, elle me regarde sans réagir. Ma colère prend le dessus : je lui saute dessus et je la frappe de toutes mes forces. Je la frappe encore, et encore…
Bip ! Bip !!
Je frappe sans penser à sa souffrance. Tout ce que je veux, c’est lui faire le plus de mal possible. Elle ne se défend même pas, elle ne hurle pas, mais je m’en fiche. Je frappe le plus fortement possible. Je ne sens presque pas mes mains contre son capuchon.
Bip ! Bip ! Bip !
C’est l’épuisement qui me force à arrêter. Sinon, j’aurai continué, sans réfléchir, sans hésiter. Regardez ça : j’en tremble encore. Je regarde mes mains : elles sont couvertes de sang. Puis je regarde ma victime, inerte. Je l’ai très certainement tuée. C’est horrible... et pourtant…
Je m’en fiche.
Bip !
Tout ce que je voulais, c’était la tuer avant qu’elle ne me tue.
Bip !
Même en essayant très fort, je n’éprouve pas le moindre regret. Serais‐je devenue un monstre sans coeur ?
Bip !
Je l’observe. J’ai l’occasion de voir son visage. Mais c’est un visage sans vie, très certainement sanglant que je vais découvrir. Du coup, j’hésite un peu. Je me force à ramper vers elle…
Bip !
Elle me parait plus petite, tout à coup. Je tends la main pour enlever le capuchon… non, il ne faut pas. Mais je dois savoir qui m’a fait tant souffrir.
Bip !
Comme un sparadrap collé au mauvais endroit, je tire son capuchon d’un seul coup en fermant les yeux. Je les ouvre peu à peu… et ce que je vois me glace le sang. C’est pire que ce que j’avais imaginé. C’est même impossible, et pourtant…
Bip !
Tout d’un coup, elle ouvre les yeux ! Elle me voit, et exécute un sourire qui me fait hurler de terreur. Ni une, ni deux, je me relève tant bien que mal et j’essaie de la fuir.
Bip !
Elle me court après. Ai‐je une chance de lui échapper ?!
Bip !
J’ai trouvé d’où venaient ces sons réguliers. Toujours en courant, je me précipite vers ces «Bip !». Ils viennent de là‐bas. Cet endroit me semble plus éclairé qu’ici. Je m’y précipite, mais la clarté augmente d’un seul coup. Je suis aveuglée. Je me sens partir en vrille… c’est fichu, elle va me rattraper… le néant total…
Bip. Bip. Bip.
J’ouvre un oeil. La lumière m’aveugle un peu, mais je m’habitue. Je commence à sentir mon corps. J’ai mal partout. Absolument partout. Je me demande ce qu’il se passe… puis, le visage de la petite fille me revient en mémoire. Aurait‐elle réussie à me rattraper ? Paniquée, j’ouvre les deux yeux.
Je suis allongée quelque part. J’entends les «Bip !» très clairement à présent. Je regarde sur ma gauche… c’est un cardiogramme qui en est la source. Un cardiogramme ? Je soulève un peu la tête, malgré les douleurs : ma chemise est déboutonnée, et deux longs tubes sont connectés à mon torse, et plein de petits fils descendent de ma tête. Suis‐je à l’hôpital ? Non, je ne suis pas sur un lit, pourtant… je ne comprends pas ce qu’il se passe, jusqu’à ce que…
Ça sent le renfermé et le moisi, ici. Je suis encore dans le gaz, mais je commence à comprendre où je suis. Et la voix que j’entends ensuite me le confirme.
« Alors ? Bien dormi ? »
Je me tourne, et je vois mon amie Lucie avec son PC portable, en train de pianoter.
« Lucie ! Mais… comment tu as fait pour…
‐ Pour te retrouver ? Et bien, disons que je n’ai pas eu trop de mal. Évidemment, le fait que tu n’aies pas quitté cette pièce depuis tout à l’heure m’a bien aidée, je dois le reconnaître. »
Je n’arrive pas trop à comprendre ce qu’elle dit. Je suis si fatiguée…
« De quoi ?
‐ Hum ? Ah, oui. T’es un peu dans le brouillard, mais c’est normal. Ça veut dire que c’est en bonne voie.
‐ Mais… je comprends pas… qu’est‐ce que tu veux dire par «tu n’as pas quitté la pièce depuis tout à l’heure» ?
‐ Ben… ça veut dire ce que ça veut dire, non ? Si tu comprends plus le français, je peux te le faire en italien, mais je suis pas certaine que…
‐ Attends, attends… «depuis tout à l’heure», ça veut dire depuis ton injection ?
‐ Ben… c’était bien le motif de ta dernière visite, non ?
‐ Mais… tu m’as injectée le produit et tu m’as dit de partir, ce que j’ai fait ! Après je me suis perdue dans une forêt magnifique, et il y a eu cette abominable petite fille qui…
‐ Je sais bien. J’ai tout suivi. »
Elle désigne son ordinateur. Je suis de plus en plus perdue…
« Comment ça, suivi ?
‐ Je te mets au parfum. Tout ce qu’il s’est passé après ton injection s’est passé dans ta tête. Tu as été sédatée sans t’en rendre compte. C’est ça, l’injection que tu as subie.
‐ Quoi ? Mais… non ! C’était bien réel ! J’ai senti le vent, j’ai entendu les feuilles… j’ai même failli mourir de fatigue, c’était pas dans ma tête ! J’ai ressenti la douleur…
‐ Oui, la douleur due à mon petit sédatif trafiqué par mes soins. Si tu avais été consciente, tu aurais braillé comme un porc.
‐ Mais… c’était pas mon traitement, alors ?
‐ Bien sûr que non. Ton traitement est bien plus complexe que ça.
‐ Ben alors, pourquoi tu m’as injectée ce truc ?
‐ À ton avis, pourquoi je te harcèle pour que tu n’ailles pas voir les médecins depuis des années ? Parce que, eux, ils se prennent pour Dieu ! Ils embobinent leur proie avec leurs formules rassurantes toutes prêtes, ils l’emmènent dans un pays de douces rêveries où il suffit de se laisser guider pour guérir, ils tuent toute sa volonté en lui faisant croire que la Déesse Médecine va lui sauver la vie en claquant des doigts ! Regarde ce qu’ils ont fait de toi : une pétocharde qui pète dans son froque en espérant que Messieux les Sauveurs vont tout arranger ! Ils ont tellement foutu le bordel dans ta tête que, quand tu as appris que ta maladie avait évolué, ça t’a fait un choc si intense, de voir que ceux que tu avais pris pour des guérisseurs infaillibles pouvaient échouer, que tu as reporté cette idée absurde de miracle sur moi ! Laisse‐moi te dire une bonne chose, Rouquine : les miracles n’existent pas, et ce n’est pas sain de croire qu’ils existent. Tu as ramené tes miches ici aujourd’hui en espérant que je te soignerais en agitant une baguette magique, comme eux, parce que tu m’as vu créer des produits défiant l’imagination pendant des années. Mais il faut revenir à la réalité, fillette : je ne suis pas une magicienne, ni un Messie. Ce n’est pas en te berçant d’illusions que tu vas t’en sortir. C’est une battante, consciente des réalités, que je veux sauver, moi ! Pas un pantin résigné qui croit aux miracles ! Je ne suis pas comme eux, moi ! Il est hors de question que je te lobotomise avec le kit des formules médicales de l’espoir ! Le traitement que j’ai mis au point est expérimental, tu dois t’en douter, non ? Il n’est pas une garantie de succès. Ça sera difficile, éreintant et très certainement douloureux. C’est donc
pour ça qu’il requiert toute ta volonté de lutter contre cette maladie qui te tue à petit feu. Je vais faire le ménage dans ta petite caboche encrassée par tous ces charlatans, à commencer par ce que tu viens de vivre : tout ceci était un test, pour te redonner la force de combattre ce mal qui est en toi. »
J’ai du mal à comprendre ce qu’elle vient de dire. C’était pas mal long, déjà, et de plus je viens d’émerger !
Tout était faux ? La forêt, le vent, la petite fille… tout dans ma tête ?
Je regarde mes mains. Elles sont propres et blanches, comme d’habitude. Pas la moindre trace de sang. Elle a raison… rien de ce qu’il s’est passé n’était vrai. Pourtant, ça avait l’air si réel… épatante. Elle est tout simplement épatante. Un simple produit capable de me faire avoir une hallucination si réaliste… il n’y a que Lucie pour faire ce genre d’exploit.
« Mais comment tu as pu suivre tout ça, si c’était dans ma tête ?
‐ Grâce à cet ordi. J’ai pu avoir des images résiduelles de ce qu’il se passait dans ta caboche. C’est pour ça que t’es branchée à tous ces fils comme un téléphone.
‐ Et toute cette mascarade n’était qu’un test ?
‐ Oui. Pour te faire retrouver le goût de la lutte. Crois‐moi, tu en auras besoin si tu veux suivre mon traitement. Alors, prête ? »
Elle est complètement cinglée. Elle m’a fait ressentir chaque foulée de ce supplice, elle m’a fait croire que j’étais au bord de la mort d’épuisement et que j’avais tué un enfant, tout ça pour me tester. Et pourtant, ça a fonctionné… c’est Lucie tout craché. J’ai envie de lutter, maintenant. Je n’ai plus peur. Ça sera dur, et il est possible que ça rate, j’en suis consciente… mais c’est décidé. Plus jamais je me ferais trainer par ma maladie. C’est moi qui aurais raiso d‘elle. Le combat n’est pas fini : il ne fait que commencer.
Je m’appelle Esther, j’ai 18 ans, et je vais lutter.
« Prête. »